De la prise en charge à l’accompagnement : sens des interventions et postures professionnelles par Olivier Huet
Intervention lors des journées nationales SESSAD organisées les 25 et 26 novembre 2010 par le CREAI Pays de Loire :
Intitulé des journées
“Imaginons les SESSAD de demain…
Dans un environnement en mouvement, des services à la croisée des projets, des acteurs et des territoires”
Intitulé de l’intervention
De la prise en charge à l’accompagnement : sens des interventions et postures professionnelles.
1. Accompagnement versus prise en charge
Bien avant que le terme d’accompagnement ne soit introduit dans le travail social, la notion de “prise en charge” était largement utilisée pour évoquer le fait d’être aux côtés de la personne en situation de dépendance.
Ce terme induit explicitement l’idée de “charge” donc de poids à porter, de lourdeur du travail, de “captation massive” de l’individu…
Par ailleurs prendre quelqu’un en charge signifie souvent faire pour lui, à sa place. Nous sommes ici alors bien loin de penser à maintenir des acquis ou à faire acquérir, quand cela est possible, une fonction, une potentialité. De plus, il est plus que probable que cette posture de “prise en charge” ne réponde pas aux demandes des personnes concernées.
Enfin, nous sommes également loin d’une posture éthiquement acceptable puisque nous ne nous mettons pas en position de regarder l’autre comme un sujet, comme un autre pouvant exprimer une volonté. La prise en charge le condamne à être un objet, lourd de surcroît, à porter.
Il fallait par conséquent un autre mot, un mot qui véhiculerait une éthique permettant aux professionnels d’être “à côté” de celui qui a besoin d’eux, de l’aider dans ce qu’il ou elle ne peut entreprendre seul, (mais sans se substituer à lui, sans faire à sa place et sans aggraver le sentiment qu’il ou elle est un poids, une charge).
Le “faire à la place” est évidemment une négation du potentiel de l’individu, pour finalement être dans la négation même de l’autre dans son statut de sujet. Ainsi, cette éthique que nous évoquions ci-dessus offre aux intervenants professionnels l’occasion de se mettre au service de la singularité de chacun des individus auprès desquels ils travaillent.
Les valeurs convoquées dans cette éthique que l’on pourrait qualifier d’ “humanisme” vont nous permettre de participer à la solidification du concept de personne [[On peut relire à ce propos l’article « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de “moi” » de M. Mauss, dans Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 2006 (11e éd.).]] puis de citoyen.
Car il s’agit bien de cela : observer et écouter la personne, constater et évaluer ses manques mais aussi et surtout ses compétences (aussi fragiles et précaires soient-elles), travailler à leur développement en insistant toujours sur leur présence et leurs manifestations. C’est à ce prix que l’on pourra contribuer à considérer l’autre comme sujet, i.e. d’entendre et d’être attentif à ses désirs, de faire émerger ceux-ci, de faciliter leur expression.
Cette posture, en ce qu’elle permet l’échange, va non seulement permettre à la personne accompagnée de se réaliser par la relation à l’autre, mais il va aussi en être de même pour l’accompagnant.
Ce qui nous semble important ici est que la relation d’accompagnement procède bel et bien d’un échange entre deux sujets, et qu’il serait vain de vouloir mesurer ou espérer une réciprocité égalitaire et que s’il y a bien don et contre-don, la nature de cet échange est nécessairement singulière, unique et fluctuante. Mais elle n’en est pas moins condition indispensable à la réalisation d’une relation que l’on peut qualifier de relation d’accompagnement.
2. Pour un accompagnement singulier
Mais accompagner c’est aussi donner, proposer, et laisser prendre. Celui qui accompagne ne précède pas, il veille et encourage.
L’accompagnement est un processus interactif, c’est comprendre et se faire comprendre, (ce qui exige des relations de proximité).
Accompagner c’est aller quelque part avec quelqu’un, faire “un bout de chemin” avec lui. C’est aussi, lorsqu’il s’agit d’accompagner des personnes en situation de handicap, permettre l’émergence de stratégies visant à atténuer les désavantages ou incapacités, notamment en mobilisant les ressources de la personne et de la société.
Tout cela est, bien évidemment, à moduler. L’accompagnement se doit d’être, par nature, quelque chose de singulier, qui relève de la situation de chacun : il doit donc toujours être adapté, réajusté, repensé.
Il n’y a donc pas un accompagnement “modèle” qui serait plaqué à toute forme d’action mais une multitude d’accompagnements, pensés en lien avec chaque personne dépendante. Il n’y a donc pas de “recettes” pour accompagner l’autre mais, et nous le verrons plus bas, des bases de réflexion pour être au plus près de ce dont il ou elle a besoin, à ce moment précis de son existence.
3. Négocier pour accompagner
Il doit donc y avoir négociation et compromis entre les deux partenaires de la relation puisque la relation d’accompagnement ne sera pertinente que si les deux acteurs de cette relation sont à la même hauteur, que s’ils ont une dignité égale.
Cette égalité, qui ne signifie surtout pas similitude, permettra à la relation d’être dynamique, d’évoluer et donc de s’adapter aux besoins et désirs de la personne accompagnée, tout en respectant les potentialités et les limites de l’accompagnant.
Si nous procédons ici à une sorte d’inversion des termes, c’est que nous sommes intimement persuadés que la relation d’accompagnement, pour faire sens, doit permettre à chacun de penser ses limites, de débattre (pour organiser un espace partagé), de négocier, encore et toujours, le champ des possibles.
Il sera ainsi permis, notamment non seulement de singulariser (de la rendre unique) chaque relation, mais aussi chaque “acte” d’accompagnement : rien ne doit être figé, tout est discutable et, dans une certaine mesure, doit être discuté.
Si chaque acte, chaque moment de cette relation est discutable, il va en être de même des points de vue, au sens littéral du terme : l’endroit où je suis, la distance qui me sépare de l’autre, d’où je le regarde, détermine ce que je vois, donc ce que je comprends de lui.
Pour l’accompagnant, cela signifie trouver “l’endroit” où l’on ne pourra se faire “happer” personnellement par la personne auprès de laquelle on intervient, sans pour autant être au-delà du point d’entente. La juste distance.
Mais ce “réglage” de positionnement n’est possible qu’en ayant admis que les deux parties de la relation et la relation elle-même, sont mobiles. En outre, cette relation est elle-même intrinsèquement instable, ou pour le moins discutable, c’est-à-dire continuellement discutée, interrogée.
Ce n’est donc pas, contrairement à ce que l’on entend souvent, à l’intervenant seul de chercher cette position idéale. Ici encore, c’est par le dialogue et la négociation que chacun trouvera la place qui, à un moment donné, doit être la sienne afin de permettre à la relation d’accompagnement de se réaliser et, au bout du compte, de trouver son efficacité.
C’est donc bien la situation, en ce qu’elle est unique, singulière, qui va déterminer la proximité ou la plus grande distance, qui va indiquer à l’accompagnant la place qui doit être la sienne au regard de celle choisie par l’accompagné, et inversement.
De plus, cette proximité est à entendre comme une métaphore affective : l’accompagnant prend place dans le cercle des proches, i.e. dans la zone d’intimité sociale traditionnellement investie par la famille, la parenté, les conjoints ou les amis : les proches ou intimes. Les parents lorsque l’intervention se fait auprès d’enfants.
Cette réflexion partagée des deux acteurs de la relation participe également à la possibilité laissée à la personne en situation de handicap de toujours se vivre en tant que sujet.
Cette possibilité, cette liberté, rendront en outre possible un travail axé sur le maintien ou le développement de l’autonomie de la personne en garantissant cette expression fondamentale de la liberté qui consiste à laisser à chacun sa part de parole dans la relation à l’autre.
4. Jugement et responsabilité
Pour accepter ce paradoxe fondamental, pour travailler avec et malgré lui, le professionnel de l’accompagnement ne pourra plus compter que sur une seule chose, son jugement. Utiliser sa faculté de juger (au sens positif, et non au sens commun, galvaudé et péjoratif), c’est-à-dire de donner du sens à ses observations…
S’autoriser le jugement, user de son esprit critique implique un engagement, une capacité à dire « je » et à assumer le jugement posé : une propension à la responsabilité.
Nous n’allons pas ici renouveler la discussion relative aux aspects éthiques de l’accompagnement.
Toutefois, nous pouvons rappeler que nous sommes, dans la mesure où nous sommes sujets d’une volonté autonome, responsables de nos actes (Kant), ou bien encore que nous devons répondre des conséquences prévisibles de ceux-ci (Weber).
Je suis moralement responsable de mes actes, vis-à-vis de moi-même, mais aussi vis-à-vis de l’autre, de celui que j’accompagne, puisque c’est de sa présence face à moi que surgit ma responsabilité.
Alors et pour conclure :
Comment assurer qu’on passe bien d’un « objet pris en charge “à un sujet accompagné” ? Comment vivre et se comporter avec naturel, avec spontanéité dans ces conditions, en dépit de cette dramatisation permanente de la relation, de cette omniprésence du danger ?
Nous voulons d’abord affirmer l’accompagnement comme art, c’est-à-dire comme pratique éclairée et exercice professionnel négocié avec son bénéficiaire. Nous revendiquons le côté “artificiel” de cet art.
La relation d’accompagnement est un produit “artisanal”, il relève d’un savoir-faire complexe, nous dirons même que l’accompagnement possède une dimension “artistique” en ce qu’il fait appel à la créativité, à l’imagination de ceux qui le pratiquent et il les invite sans cesse à inventer de nouvelles figures, des combinaisons inédites d’arts et métiers.
Ce serait l’art d’établir, entre deux sujets, une relation d’un certain type qui serait constituée du lien original formé entre un professionnel relativement maître des savoirs et savoir-faire propres à son métier et une personne handicapée relativement consciente de ses besoins, relativement apte à définir ses attentes et à négocier leur satisfaction dans un cadre formalisé.
Au bout du compte, nous pourrions dire que la relation d’accompagnement résulte d’une forme de co-production entre un accompagnateur et un accompagné, chacun établi, par ailleurs et respectivement, dans sa posture de professionnel et dans sa situation de handicap, mais d’une façon ni entièrement déterminée a priori ni définitivement figée dans un jeu de rôles convenus et sans surprise : pas plus que la personne handicapée ne peut être identifiée à son handicap, l’accompagnant, professionnel ou non, ne saurait être identifié à sa fonction.
Ce changement de paradigme induit par le passage de la prise en charge à l’accompagnement permet aussi :
- de replacer cette question dans un cadre de réflexion large concernant l’ensemble du travail social et de renvoyer à une lecture globale des politiques de solidarité et des modèles de transformation ou d’évolution de la société.
- de sortir d’un flou quelque peu hypocrite entretenu par l’engouement pour le terme d’accompagnement et son aspect politiquement correct : non, tout acteur du champ médico-social n’inscrit pas ipso facto sa pratique professionnelle dans la réalité de l’accompagnement. Il y a, sinon des conditions à remplir pour y prétendre, au moins à souscrire à un éthique spécifique que nous proposons de résumer en trois points principaux :
- reconnaître la personne en situation de handicap comme elle-même distincte de cette situation et la tenir sincèrement à ce titre comme un interlocuteur et un partenaire légitime et responsable ;
- négocier, au sens diplomatique du terme, c’est-à-dire comme on négocie un traité, les conditions de son intervention avec la personne qui se trouve dans la situation de handicap qui constitue l’objet de l’action du professionnel ;
- hiérarchiser ses obligations par rapport au bénéficiaire de l’aide, au prestataire employeur ou à l’institution dispensatrice selon le cas, et au financeur ultime de l’action en privilégiant la loyauté avec la personne handicapée.
Reste à discuter une question importante. Cet horizon de symétrie qui constitue la base de la négociation du “contrat d’accompagnement”, on voit très bien comment l’envisager concrètement avec des adultes handicapées, même très dépendantes physiquement, si la communication peut être établie avec elles et que leurs capacités intellectuelles permettent d’instaurer le dialogue qu’exige cette “coproduction” d’une relation. En revanche, avec les personnes atteintes dans leur psychisme, présentant des altérations profondes de leurs capacités intellectuelles ou des perturbations majeures du comportement, la question est moins aisée. La question se pose également lorsque l’on s’adresse à des enfants.
L’accompagnement ne peut pas objectivement être négocié dans les mêmes conditions, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’accompagnement possible ni d’efforts à entreprendre pour établir, quand même et malgré tout, la communication, en dépit des difficultés, des incertitudes et des doutes sur son effectivité. Car si l’accompagnement relève bien d’une posture et d’une posture éthique comme nous voulons le défendre ici, il constitue également une sorte de droit des personnes handicapées, un droit inaliénable et qui ne saurait souffrir la moindre exception.