Intervention sociale de proximité – Chef de file de proximité par Jean-Christophe Panas
25 septembre 2010
Intervention sur site – Bayeux
L’Inspection générale des affaires sociales dans son rapport annuel de 2005 a produit une large analyse relative à l’intervention sociale, défendant la thèse qu’il s’agissait avant tout d’un travail de proximité.
S’agissait-il de rappeler une évidence ou de recentrer le débat autour de la question du social en affirmant que l’intervention sociale renvoie nécessairement à la proximité ?
Dans les faits, le titre contient en lui-même la problématique puisqu’il n’y a pas plus transversal que l’intervention sociale et pas plus singulier que la proximité.
1 – Distinguer intervention sociale et action sociale
Historiquement, l’intervention sociale se distingue de l’action sociale. L’intervention est le fruit d’une planification à plus ou moins grande échelle quand l’action est l’émanation d’un projet centré sur un besoin spécifique. Dans l’intervention, il convient de prendre en compte la personne ou le groupe à travers son environnement, sous une forme systémique. Dans l’action, il faut entendre une dynamique humaine adaptée à une situation spécifique. Les politiques de la ville renvoient à cette volonté d’intervention sociale en ce qu’elles se veulent transverses, quand à l’inverse, pour exemple, Emmaüs utilise la communauté pour aider les plus pauvres. Communauté ne veut pas dire communautarisme au sens sectaire du terme. Communauté veut avant tout dire la capacité de faire des choses ensemble, en partageant la vie quotidienne, ses soucis et ses joies. Parler de soi avec d’autres personnes susceptibles de partager cette même expérience est évidemment très efficace.
Dans un cas, l’intervention sociale développe une logique d’interventions plurielles où la catégorie d’usagers n’est pas obligatoirement la cible. L’intervention sociale vise plus exactement la qualité globale d’un environnement en mettant en synergie les forces en présence. Dans l’autre cas, l’action renvoie à la philosophie de la personne. Le personnalisme, tel que théorisé par Emmanuel Mounier ou plus en lien avec notre époque par Paul Ricœur, entend mettre la personne au cœur du dispositif. La communauté ou la société lui donne quelque chose et en contre partie elle se doit de rendre à la communauté autre chose. L’équivalence n’est pas obligatoirement la norme. Ce qui compte, c’est l’effort consenti pour ne pas être dépendant du don.
2 – Le social n’est pas une science
Le social a besoin pour vivre d’au moins quatre grands champs :
le Politique pour fixer le cap et tenir la barre
le Juridique pour assurer l’équité ou l’égalité de l’intervention ou de l’action
l’Économique, véritable nerf de la guerre, plus ici sur un mode de redistribution que de production
les Valeurs morales, que l’on retrouve aujourd’hui essentiellement dans l’approche philosophique et qui naguère prenait source dans la religion
L’intervention sociale, au travers de ces quatre axes solidaires entre eux, peut traverser les temps, les modes et les idéologies. Force est cependant de constater que cette cohésion entre ces quatre grands champs fait parfois cruellement défaut, là où justement la cohésion sociale en a le plus grand besoin. Michel Autès a théorisé combien le social était pris par des paradoxes. Ces paradoxes font probablement son déséquilibre mais ce déséquilibre quasi permanent fait aussi sa vitalité. À preuve, tous les enseignants en Politiques sociales doivent chaque année actualiser leurs connaissances sous peine de développer des connaissances obsolètes. “Le social”, avant de se constituer en champ, est un mouvement dont l’histoire initiale démontre qu’il visait à répondre à trois grands besoins sociaux :
un besoin de suppléance familiale, dans la mesure où des familles ne peuvent plus assurer leur rôle
un besoin d’action éducative. Les désordres de la jeunesse ne datent pas d’aujourd’hui. Ils sont le propre d’une génération montante face à une génération d’adultes, comme l’indiquait Émile Durkheim. Pour exemple, le scoutisme fut inventé en 1912 pour répondre aux désordres de rues occasionnés par des jeunes de moins de douze ans
un besoin d’action éducative populaire, en ce sens qu’un peuple a un besoin constant d’élever et d’harmoniser son niveau de culture, de santé, d’éducation, d’hygiène, de loisirs…
3 – Les paradoxes historiques de l’intervention sociale
Cette histoire est autant celle de populations en grande souffrance, en grande précarité, en grande détresse que l’histoire d’acteurs épris de justice, d’humanité, de solidarité. À la croisée de ces deux groupes, a dû se constituer un corps de professionnels qui progressivement mais spécifiquement a répondu à ces grands besoins sociaux. L’âge d’or de cette récente histoire se situe assurément au sortir de la seconde guerre mondiale avec la création de la Sécurité sociale.1964 restera pour cette même période une année phare. De grands noms sont associés à cette époque. Citons Jacques Delors, Jacques Chaban Delmas, René Lenoir, Simone Veil, pour ne s’en tenir qu’à notre seul pays et quelques grandes figures politiques. La liste serait trop longue s’il fallait citer ceux de la société civile, qui aux côtés des politiques ont construit ce secteur pas à pas, avec pour souvent seul moyen au départ, la certitude que la solidarité envers les plus démunis est l’affaire de tous.
1970 est sans conteste la grande période de professionnalisation de l’intervention sociale. Cette professionnalisation devenait de plus en plus nécessaire car les paradoxes devenaient quant à eux de plus en plus complexes à gérer. Citons quatre grands paradoxes relevés par la circulaire Questiaux en 1982 :
l’intervention sociale doit être à la fois un outil d’intégration et un outil de changement. Intégrer, par définition renvoie à se conformer quand changer renvoie par définition à se transformer. L’intervention sociale s’adresse pour autant à ceux qui ont le plus de difficultés à produire cet effort quasi quotidien
l’intervention sociale en se consacrant aux exclus ou aux déviants augmente la conscience d’une société duale alors que sa mission est de la réduire
l’exigence d’un développement participatif des usagers eux-mêmes qui le plus souvent sont confrontés aux modèles des institutions qui n’encouragent pas toujours cet esprit d’initiative
la décentralisation qui pour autant doit signer la présence de l’État sous peine de faire voler en éclat la solidarité nationale.
Cette décentralisation oblige autant à revisiter les circuits de financement qu’elle oblige à revisiter les logiques de relations duelles et verbales amenant un mouvement de balancier allant du relationnel au rationnel.
4 – Des méthodes croisées
À la relation verbale, le transfert, l’identification, l’exemple, le faire avec, se succède la demande du rationnel avec son rapport au droit, à la catégorie, à la procédure et à la distribution de prestations. La taylorisation de l’intervention sociale s’invente progressivement. Le travailleur social prenant la place d’un distributeur de prestation au lieu et place d’un agent social producteur de lien social.
À la croisée des chemins, s’invente également la collaboration entre le médical et le social pour progressivement et très récemment voir se dessiner un profil d’action visant une approche globale de la personne où l’intensité et la durée déterminée contractuellement prennent le pas sur un accompagnement dilué dans le temps.
Dans le même cheminement, les méthodologies oscillent ou se côtoient. Relation individuelle et développement social local apprennent à cheminer ensemble avec leurs inexorables exigences produisant l’attrait, pour ne pas dire le charme, du travail social, exigences pouvant se recentrer autour du secret professionnel et de l’évaluation, du secret partagé et du travail pluridisciplinaire. Éthique et déontologie viennent structurer les professions et limiter la communication des interventions, au point parfois de fabriquer des effets pervers se retournant contre les populations devant être protégées.
La circulation des informations est un phénomène crucial. En termes systémiques, appliquée au champ social, l’information est l’équivalent de l’énergie. Bachelard rappelait qu’il n’existait rien derrière l’énergie. Osons dire qu’il n’existe rien derrière l’information. Le partage de l’information est probablement l’enjeu princeps d’aujourd’hui.
5 – L’intervention sociale en chiffres
Quelques chiffres peuvent démontrer la complexité du problème de l’intervention sociale et de ses circuits d’information :
45% des salariés exercent dans des structures de moins de 20 salariés et 18% dans des structures de plus de 50 salariés. C’est dire le maillage des établissements pour ne pas dire leur émiettement et donc leurs difficultés structurelles à communiquer entre eux. Cette difficulté est renforcée par une séparation entre structures privées (68%) et structures relevant du secteur public (32%)
44% de l’activité se consacre aux enfants et adultes handicapés et 27% aux enfants en difficultés sociales. C’est dire la place de l’éducation spécialisée en la matière
reste que le plus impressionnant de ce patchwork réside dans l’administration de ces différentes structures. Selon les derniers chiffres connus, 73% des établissements et services ont pour employeurs les collectivités territoriales.
Paradoxalement avec la décentralisation qui confie au Département le pilotage de l’action sociale, près de 73% des communes, incluant les CCAS, demeurent l’employeur principal des travailleurs sociaux. Sans oublier, les CAF, qui quant à elles, sont clairement identifiées à un travail social local, avec leurs 123 structures qui forment un véritable maillage de proximité pour les publics en situation de précarité
Malgré cet investissement important, la question sociale a du mal à trouver sa résolution. Aujourd’hui, au-delà la crise économique, des questions structurelles interrogent la qualité du lien social, véritable ciment de notre société.
Force est de constater que les mécanismes de redistribution ne suffisent pas à résoudre la question sociale même si la demande d’aide financière demeure l’interpellation première des publics face aux travailleurs sociaux.
6–Partager et coordonner les ressources et les responsabilités
Heureusement, les travailleurs sociaux ne sont pas réduits à être de simples distributeurs de billets. Leur mission d’intervention sociale vise essentiellement l’autonomie des personnes, autonomie qui ne peut faire l’économie des souffrances psychiques des personnes se sentant exclues.
Est-il besoin de rappeler ici combien l’économique ne peut se dissocier de la vie affective, de l’autonomie psychique, de l’accès à la connaissance et à la culture. Est-il besoin de rappeler que des catégories comme les personnes vivant dans les CHRS ou les adolescents accueillis dans les Centres éducatifs, qu’ils soient fermés, renforcés ou à caractère social souffrent d’évidence autant d’un processus d’errance affective et sociale que de difficultés économiques. Qu’il s’agisse de mineurs non accompagnés, de polygamie en lien avec l’immigration, de demandeurs d’asile, de logements inaccessibles ou insalubres, de parentalité en quête de repère, de violence à l’école, de jeunes en souffrance scolaire ou de grande précarité avec sa cohorte de chômeurs ou de sans abris, chaque acteur, qu’il soit bénévole, élu, professionnel, milite pour que la question sociale engluée dans ces problématiques, se résolve au mieux.
Heureusement que des hommes et des femmes sont là, présents dans un combat de tous les jours pour aider des personnes ou des groupes à se pacifier face à l’injustice qu’ils ressentent pour eux-mêmes ou leurs propres enfants, et qui petit à petit les aident à se redresser, à tenir debout, pour enfin les voir s’accrocher à un projet et ainsi retrouver leur autonomie, leur indépendance, leur fierté d’être eux-mêmes par eux-mêmes et pour eux-mêmes.
L’intervention sociale nécessite autant un partage des ressources économiques qu’humaines.
Reste maintenant à vérifier si les actions sont bien coordonnées entre elles. Succinctement, le chef de file, face à tant de besoins de réponses en proximité peut-il rester uniquement le Département sous le contrôle exercé de l’État ? Ne faut-il pas pousser un peu plus loin les frontières de cette frileuse décentralisation et inventer un contrat social entre les collectivités territoriales, contrat social suffisamment pragmatique et confiant pour faciliter l’adaptation aux besoins de proximité par un partage bien tempéré des responsabilités ?
Aucun système, qu’il soit social ou numérique, ne peut se passer d’un véritable pilote. Or, que l’on soit dans la philosophie de la personne ou dans l’intervention transversale, une chose reste certaine, la question sociale est un ensemble de problème en système qu’une réponse segmentée ne peut solutionner. Il n’est pas possible de penser que la délinquance des mineurs puisse trouver sa réponse par le seul fait du juge des enfants ; comme il n’est pas possible de penser que le CHRS puisse résoudre l’insertion d’une personne ayant passée quinze années dans la rue. Ces problèmes, qu’ils relèvent de la justice, de l’aide sociale à l’enfance, d’une action municipale doivent d’évidence trouver une cohérence sur un territoire capable par sa proximité de répondre aux besoins des personnes, des groupes ou des familles, bien au-delà des catégories administratives dont ils peuvent relever. Faut-il rappeler ici que la catégorie ne fait pas la personne et qu’il n’y a pas de hiérarchie de la personne ?
7 –Évaluer pratiques et méthodes, analyser l’intervention
Avant d’ouvrir la boite de Pandore, quant au chef de file, il paraît urgent de faire entrer dans les mœurs de l’intervention sociale la question de l’évaluation, non pas tant pour mesurer si tel ou tel acteur travaille mieux qu’un autre. Là n’est pas la fonction de l’évaluation. L’évaluation doit être un véritable moteur d’analyse permettant de déterminer si la méthodologie utilisée pour résoudre la question sociale identifiée est pertinente et analyser s’il y a réellement adéquation entre finalité et moyens mis en place pour la résoudre. L’évaluation est au service de l’adaptation des méthodes et des moyens et non au service du jugement de valeur ou de la conservation du pré carré de chacun.
En terme de conclusion, la question sociale ne peut se résoudre que si les acteurs sont impliqués et concernés et que leur motivation et leur énergie restent intactes. C’est la qualité première des managers que de veiller au moral des troupes et d’être en capacité d’assurer une saine logistique. Cette présence de proximité permet aux travailleurs sociaux de rendre compte en confiance de leur travail, de leur mission mais aussi de vérifier en intelligence partagée leur méthodologie. Ce contrôle des pratiques permet de ne pas être isolé face au grand isolement de la précarité. La présence et la conscience du pilote évitent le délitement de la conscience, la perte du sens de l’intervention.
En fait, le travail social est un métier de proximité, un métier d’exemple, un métier engagé. Le travailleur social est animé par cette volonté de rencontres apaisantes et d’actions volontaristes. Pour être conscience à l’autre, sa mission exige une solide capacité d’analyse permettant à la personne ou au groupe de prendre son courage à deux mains pour relever en toute lucidité le défi de son autonomie.
Enfin, et ce sera le mot de la conclusion, un travailleur social qui agit seul, un service qui est isolé, une institution qui se coupe de son environnement, ne contribue en rien à la résolution de la question sociale. La question sociale est l’affaire de tous au point de faire système. Ce système social peut lui-même se comprendre ou s’identifier par un projet porté par un chef de file suffisamment proche pour être vu et entendu, suffisamment disponible pour voir et entendre, ceux qu’il doit piloter, et ceux concernés par son projet d’action sociale. Autrement dit, il ne saurait y avoir d’intervention sociale de proximité sans chef de file en proximité avec cette action sociale.