L’intime : de quoi au juste parlons-nous ? Par Jacques Riffault
Colloque aux risques de l’intime
IME Dr Louis le Guillant – Villejuif – 16 octobre 2009
Je préfère le titre que j’avais proposé – L’intime : de quoi au juste parlons-nous ? – à celui qui figure sur le programme – De quel intime parle-t-on ? – et qui suggère qu’il y aurait plusieurs intimes… Je le maintiens donc parce que d’abord il n’y a qu’un « intime » et ensuite parce que cette notion est en elle-même source de confusion, comme le disent les contributeurs du vénérable Vocabulaire technique et critique de la Philosophie dirigé par le Professeur Lalande en 1926 et régulièrement réédité depuis. Je cite Lalande :
« Ce terme est dangereux en raison de sa double signification : d’autant plus que les deux sens convenant à la fois à bien des choses, on les confond presque toujours dans l’import de ce mot ».
Quels sont ces deux sens selon Lalande ?
Un sens A pour « intérieur », origine étymologique du mot intime, au sens où « intérieur » s’oppose à public, extérieur, manifesté… Est intime en ce sens, ce qui, étant le plus intérieur, est le plus fermé, inaccessible à la foule, réservé et par suite ce qui est individuel, connu du sujet seul, soit accidentellement, soit par nature. Se raccroche à ce premier sens la notion désuète de « sens intime » développée au début du 19e siècle par Maine De Biran, qui désignait par là le sentiment qui accompagne la conscience que nous prenons de quelque chose, autrement dit la conscience d’être conscient.
Un sens B où « intérieur » s’oppose à superficiel, et est donc synonyme de profond, essentiel…
Ainsi, nous dit Lalande : « Ce terme favorise-t-il grandement la confusion de ce qui est subjectif, individuel, privé, avec ce qui est solide, profond, essentiel ? » et l’auteur de ces lignes d’ajouter que cette équivoque conduit à attribuer une valeur profonde et essentielle à ce qui n’est que culte de l’ego et complaisance narcissique, pour conclure qu’il faut « surveiller de très près l’emploi du mot intime et les paralogismes qu’il tend à introduire avec lui ».
Ce que je vais donc faire et qui se justifie grandement en introduction à cette journée…
D’abord, pour nous rendre plus claire cette notion et en éviter les confusions, il me faut revenir sur le contexte de pensée dans lequel elle acquiert le statut de notion philosophique. Pour cela, il me faut faire avec vous un peu d’histoire des idées et encore avant cela me demander avec vous, ce que nous voulons dire lorsque nous disons que nous sommes des individus ou des personnes, termes dans lesquels nous nous reconnaissons et sur lesquels repose tout l’édifice de notre organisation collective.
Que voulons- nous donc dire par là ? Je crois, trois choses :
1°) Qu’un individu, c’est quelque chose ou quelqu’un qui se distingue du groupe auquel il appartient, et que lorsqu’il s’agit d’un être humain, un autre que lui peut le percevoir, le constater et décrire cette distinction. Si je cherche la traduction littéraire la plus simple de ce que je viens de dire, je dirai d’un individu qu’un autre individu peut écrire un texte dans lequel il s’efforcera de rassembler les traits, les actes, les œuvres, qui font de lui un être singulier. Ce texte s’appelle une biographie. Donc un individu c’est quelqu’un à propos de qui il est possible d’écrire une biographie. Comme travailleurs sociaux nous sommes des spécialistes de la biographie… Ce qui pose pas mal de problèmes.
2°) Mais cela ne suffit pas pour définir l’individu de telle sorte que nous nous y reconnaissions pleinement. Il y faut une deuxième caractéristique : nous disons d’un individu qu’il est aussi capable d’énoncer lui-même quelques traits qui, au moins à ses yeux, font de lui un être singulier. Si je cherche la traduction littéraire de ce que je viens de dire, je dirai d’un individu qu’il est capable d’écrire son autobiographie.
3°) Mais, pour parvenir à une définition complète, il faut encore ajouter un troisième trait : pour que mon autobiographie soit autre chose que la liste de mes actions ou de mes œuvres c’est-à-dire autre chose qu’un curriculum vitae, elle suppose que je me sois interrogé sur ce qui m’est propre, que je me sois adressé à moi-même la question qui suis-je ? Et que je cherche à y répondre en constituant ce qu’on pourrait appeler l’histoire intérieure de ma vie. La forme littéraire de cet exercice, vous l’avez compris et vous comprenez du même coup pourquoi tout ce développement, ce sont les diverses tentatives d’énoncer ce qui nous constitue au plus singulier, voire ce que nous pressentons au plus profond de nous-mêmes sans pouvoir l’identifier clairement, c’est-à-dire les Confessions, les différentes formes d’écriture de soi, et parmi elles le journal intime, « intime », du latin « intimus », superlatif de « interior », signifiant ici ce qui est « plus intérieur à moi que ce que j’ai de plus intérieur », selon la définition qu’en donne St Augustin dans ses Confessions, premier exercice du genre et grand texte philosophique, rédigé au 3e siècle. Nous y reviendrons.
Avant cela, et pour conclure sur ce point, observons avec Jean Pierre Vernant, que, si il existe bien des biographies et quelques autobiographies succinctes en Grèce ancienne, il n’existe pas de Confessions ou de journaux intimes ni traces de telles pratiques. Les grecs ignorant « l’intimité du Moi », « la chose est impensable » souligne Jean Pierre Vernant… qui en déduit qu’il n’existe pas non plus dans cette culture ce que nous appelons des « individus », et enfin, qu’en conséquence cette représentation de soi-même qui est la nôtre est une création sociale et historique.
« La chose est impensable » parce que « le monde de l’individu n’a pas pris la forme d’un univers intérieur définissant dans son originalité radicale la personne de chacun… Pour la personne antique, la conscience de soi est l’appréhension en soi d’un « il », pas encore d’un « je », dit encore Jean Pierre Vernant. Ce « il », c’est l’âme impersonnelle, et éternelle qui est en moi. Le « connais-toi toi-même » inscrit sur le fronton du temple de Delphes signifie « connais l’âme impersonnelle qui est en toi » et non « prends conscience de ta singularité ».
Il en va de même pour ce que nous appelons « l’intime ».
Il s’agit d’une construction sociale et historique, solidaire de celle de l’individu, relativement récente dans son déploiement, même si ses racines sont anciennes, dans l’avènement du monothéisme et de la façon la plus achevée dans sa version chrétienne.
Celui-ci substitue le rapport personnel à un Dieu unique à la fois très éloigné et très proche, à l’omniprésence des Dieux dont le jeu enfantin organise le destin des hommes polythéistes. Cette notion de l’intime recevra sa valeur philosophique de St Augustin, qui, à la recherche de Dieu, se demandera pourquoi chercher en dehors de soi ce qui est « plus intérieur à moi que ce que j’ai de plus intérieur », faisant ainsi de « l’intime », le site de la relation à Dieu, qui me révèle à moi-même, car il m’aime et me connaît mieux que moi-même, et est donc à même de répondre à la question taraudante de ce qui fait ma permanence dans les changements incessants que je connais : « Que suis-je donc mon Dieu, cette unité changeante et multiforme… ? »
Pour conclure sur ce point, si la question de mon identité peut trouver sa réponse, c’est dans la relation que je suis en mesure d’établir avec ce qui est plus intérieur à moi que ce que j’ai de plus intérieur…
Ainsi se définit le concept de l’intime qui ne doit pas être confondu avec ce que nous appelons « l’intimité », c’est-à-dire une modalité de notre existence sociale, ou le contenu d’un espace, ou un droit que nous revendiquons ou voulons préserver.
Si les grecs anciens n’avaient pas de concept de l’intime, impensable pour eux, comme on l’a vu, ils n’en avaient pas moins une « intimité », c’est-à-dire, pour certaines activités, un mouvement de retrait de l’espace public des échanges vers un espace soustrait aux regards.
Ainsi Sextus Empiricus rapportant l’anecdote suivante à propos des provocations auxquelles se livraient les disciples cyniques de Diogène : « Les hommes, par exemple, se retirent dans le privé pour avoir commerce avec leur femme, alors que Cratès le faisait en public avec Hipparchia. »
La possibilité de ce « retrait dans le privé » repose sur la séparation que connaissaient les grecs entre le privé et le public, qui se trouve, au passage, être une des conditions de la vie démocratique. Mais on peut aussi rechercher des « espaces d’intimité » à l’intérieur du domaine privé qui est aussi celui de la famille. Nous savons bien qu’au sein même de la famille il est souvent difficile de maintenir la possibilité d’une intimité. La conquête progressive d’une chambre pour le couple parental, au 19e siècle pour la bourgeoisie, et au 20e pour les autres, vient en témoigner. La crise actuelle du logement et la réduction qui s’ensuit de la surface des espaces domestiques accessibles au plus grand nombre pourrait bien faire régresser cette conquête.
En fait, les modalités et le contenu de l’intimité, de ce sur quoi porte cette soustraction aux regards sont toutes relatives et dépendent des normes sociales elles mêmes fluctuantes.
Pour autant, il y a quand même un invariant : ce sont toujours les expressions de la sexualité qui sont l’objet principal de ce retrait, ou de son contraire, l’exhibition scandaleuse ou obscène. Ce sont toujours elles qui se cachent. Emmanuel Levinas a écrit sur ce sujet de belles pages en attribuant cette qualité de retrait au féminin : je le cite « La façon d’exister du féminin est de se cacher, ou la pudeur »…
Le concept de l’intime a bien entendu à voir avec cette modalité de soustraction aux regards et de retrait dans la sphère privée, mais il ne s’y réduit pas. L’intime, c’est autre chose que le privé.
Avant d’être ce que je soustrais aux regards, l’intime se donne dans l’éprouvé d’être soi et dans la recherche de compréhension et d’expression de cet éprouvé.
Ce n’est pas une connaissance, pas même une conscience, c’est un sentiment et le plus intéressant est sans doute que ce sentiment d’être moi à l’intérieur me vient de l’extérieur. C’est parce qu’il y a un autre que je perçois que je me perçois comme un moi. Kierkegaard parle même de « la surprise d’être soi » comme de l’expérience fondatrice de l’intime.
On comprend dès lors que l’expérience de la rencontre amoureuse, comme révélation de soi-même dans le regard et la parole d’autrui prenne une place privilégiée dans la géographie de l’intime.
Hegel dit de l’amour que c’est « être auprès de soi dans l’autre ». Une relation intime est une relation où nous sommes auprès de nous dans l’autre parce que nous y accordons à un autre le droit de tenir un discours de vérité sur ce que nous sommes…
Cela vaut comme une définition. Je l’emprunte à Michaël Foessel et à son travail sur « la privation de l’intime » récemment publié.
C’est déjà ce que suggérait Montaigne lorsqu’il posait « l’ami », celui qui m’aime, comme celui qui me donne accès à cette partie de moi-même que je ne connais pas et qui est ce que les autres se représentent de moi….
On l’aperçoit désormais, l’intime, qui n’est pas « l’intimité », qui n’est pas davantage « le privé » n’est pas non plus « l’intériorité » qui ne renvoie qu’à moi-même et supposerait qu’il existât en moi une instance ou un lieu qui puisse se soustraire de tout ce qui m’est extérieur et qui plus est serait connu de moi seul… Il n’en est rien bien sûr, et les philosophes contemporains, Jacques Bouveresse en tête, ont raison de critiquer « le mythe de l’intériorité », ne serait-ce qu’en rappelant que celle-ci ne peut se dire qu’avec des mots c’est-à-dire avec ce qui m’est le plus extérieur puisque le langage était là avant moi et sera là après moi. On peut aussi dire, avec Marcel Gaucher, (in La religion dans la démocratie), que nous répondons intérieurement de ce qui nous est donné extérieurement et que le vrai Moi est celui qui émerge de l’appropriation subjective de l’objectivité sociale. Ce n’est pas loin de ce que Lacan appelait « l’extimité » pour dire qu’il n’y a pas d’abord une intériorité qui entrerait en relation avec le monde extérieur, mais qu’en fait c’est l’inverse, et que ce qu’on appelle l’intériorité n’est en fait que de l’extériorité repliée…
En ce sens, l’intime n’a rien à voir avec « le dévoilement » auquel on l’associe volontiers… L’intime ce n’est pas « le caché ». En revanche, c’est ce dont la possibilité demande à être préservée.
Possibilité de quoi ? Préservation de quoi ?
Je dirai possibilité d’un lien électif dans lequel la quête de soi puisse être partagée (je dis partage et non réciprocité) – l’expérience psychanalytique est une expérience de l’intime sans réciprocité – et préservation des jugements extérieurs qu’ils soient positifs ou négatifs…
Pour conclure et faire le lien avec ce qui sera débattu et échangé au cours de cette journée « au risque de l’intime », je remarquerai que la relation éducative et thérapeutique, qui ici ne sont pas distinctes mais articulées dans leurs effets, doit pouvoir se déployer comme intime au sens où cela a été défini : la possibilité donnée à un sujet par un autre sujet de tenir un discours de vérité sur soi-même…
Discours de vérité ? Est-ce à dire que nous détiendrions la vérité de l’enfant ? Demandera à juste titre le sceptique.
Il faut ici distinguer « la vérité comme position et la vérité comme contenu ».
Je cite Christine Arbisio, psychanalyste, commentant Lacan : « En tant que contenu, la vérité est toute relative et dépend du discours qui l’énonce (à moins de croire qu’il existe une vérité absolue révélée). Mais tout discours, pour exister, suppose une position de la vérité qui est indépendante de son contenu. Un discours peut se tenir parce qu’il existe un lieu de la vérité qui en permet l’existence même. »
Ce lieu de la vérité qui permet l’existence d’un discours qui soit autre que « langue de bois », ou « bavardage », fût-il professionnel, c’est le lieu où elle donne à voir qu’elle manque.
Ce lieu, c’est précisément ce que nous avons découvert comme se nommant « l’intime », lieu des questions relatives au sens de sa vie et à la compréhension de soi-même, lieu source de toutes les relations et de la possibilité pour soi de trouver, de leur sein, en situation, les questions qui aident et les mots qui conviennent, c’est-à-dire « une parole ».
Tout cela n’est pas à entendre comme une quelconque invitation, ou pire, injonction à « tout dire ». C’est au contraire la capacité à ne pas dire qui libère la faculté de dire et de « bien dire ». Savoir qu’on peut se taire ouvre paradoxalement au désir de parler parce que cela suppose la reconnaissance de la liberté, justement, de dire ou de ne pas dire… De même, c’est parce que je reconnais qu’au plus intime de l’intime il y a le silence de l’indicible, que je peux parler.
Je terminerai donc par une invitation à l’écoute de « l’intime du silence », celui dans lequel le sujet se tait pour exister.