Patrick Lechaux, synthèse du séminaire de la Fondation ITSRS – 2012
Le séminaire annuel de la Fondation ITSRS est un moment institutionnel privilégié où les salariés se retrouvent pour penser ensemble les enjeux & mutations de la formation des travailleurs sociaux et pour affiner les axes de travail au quotidien.
Dans ce texte, Patrick Lechaux, consultant, fait la synthèse de la journée du 10 juillet 2012.
Y sont introduits un certain nombre d’éléments de réflexion qu’il a progressivement élaborés à l’écoute de nos travaux. Il a ainsi, de manière synthétique, retenu neuf points qui lui semblent faire sens pour traduire et accompagner notre réflexion.
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Rupture ou continuité ?
Tout au long de cette journée, qu’il s’agisse du film présenté ce matin [[Demain, quelles politiques sociales de solidarité – Séminaire 2009-2012 – CEDIAS]] ou des remarques de différents intervenants, a été mise en avant la rupture historique qui serait la marque de la période que nous vivons. L’animateur d’une table ronde a toutefois affirmé “rien de nouveau sous le soleil”.
Je crois qu’il faut toujours adopter une posture de grande prudence à propos de cette question. On a en effet tendance à qualifier de rupture les évolutions que nous vivons, en raisonnant à l’échelle de notre propre histoire générationnelle. Mais ce que nous pouvons vivre comme mutation et rupture ne l’est peut-être pas à une échelle plus vaste. C’est ce que nous apprennent les historiens.
Ainsi, le film parle de rupture à propos de la décentralisation qui serait associée à la crise de l’État Providence. Je suis loin d’être certain que l’on puisse, d’un point de vue historique, adopter ce point de vue. En effet, en premier lieu, les comparaisons internationales mettent bien en évidence que la décentralisation à la française n’est qu’une décentralisation partielle (à la différence de l’Allemagne et de l’Espagne par exemple), “inachevée”, considèrent certains. L’État a conservé un rôle clé de deux points de vue : il continue de poser le cadre normatif qui reste national et assure une forme de régulation encore relativement importante, sans doute plus dans certains domaines que dans d’autres (par exemple plus dans le champ du social que dans celui de la formation professionnelle).
En second lieu, si l’État Providence est en crise, ce n’est en rien à cause de la décentralisation. Le fait majeur depuis maintenant pratiquement 40 ans c’est bien la crise de l’emploi et du modèle du travail salarié qui s’est construit après guerre. La question sociale s’est structurée à la fin du 19e siècle et au cours du 20e siècle autour du travail. Maintenant elle se déploie autour du non travail ou du travail concédé (à temps partiel et faiblement rémunéré qui ne permet pas de vivre décemment).
En ce sens, c’est tout le modèle social français qui est en crise et antérieurement à la décentralisation.
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Un modèle hybride transitoire ou appelé à durer ?
Différents travaux comparatifs sur la configuration de l’État au niveau international ont mis en évidence le caractère hybride de l’État français. Entre le modèle libéral pur et dur typique du monde anglo-saxon (pour qui l’État exerce un rôle résiduel par rapport au marché) et le modèle dit “universaliste” du nord de l’Europe (un État qui assure une protection sociale de haut niveau pour tous), il existerait un modèle dit “bismarckien” (caractéristique de l’Allemagne et de la France) qui combine l’action sociale de l’État (pour partie déléguée aux départements) avec la sécurité sociale que l’on peut assimiler à une forme d’assurance (maladie, chômage, vieillesse), assurance toutefois socialisée de par la mutualisation des risques, son système de redistribution et sa gestion par les partenaires sociaux.
Ce modèle intermédiaire s’est hybridé une seconde fois au tournant des années 80 en croisant le modèle républicain [[Le modèle républicain repose sur les principes de l’égalité (des personnes et des territoires), d’une mise en œuvre locale de la politique publique en conformité avec le cadre national, du contrôle de conformité, de la gestion des établissements, etc.]] de l’action publique avec un modèle néolibéral. [[Le modèle néo-libéral prône la discrimination positive, la pertinence par opposition à la conformité, donc le projet de territoire, le management du projet, son évaluation, etc.]] La politique scolaire ou sociale (pour ne prendre que ces deux exemples) doivent bien entendu respecter le principe d’égalité (les mêmes droits pour tous) et être mises en œuvre localement de façon identique et conforme au cadre national. Et en même temps, les acteurs locaux sont incités à prendre en compte la spécificité du territoire et adopter une démarche de projet qui soit pertinente au regard de cette spécificité, les moyens pouvant être inégalement répartis selon le principe de donner plus à ceux qui ont moins.
S’agit-il d’un croisement transitoire appelé à muter vers un nouveau modèle, libéral assumé ou autre ? Ou bien cette situation hybride constitue-t-elle un modèle inscrit dans une durée relativement longue ? Je crois que personne ne peut répondre à cette question aujourd’hui.
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Le désenchantement ou l’engagement professionnel ?
Tout au long de cette journée, et le film en a sans doute orienté le climat, j’ai entendu des discours nostalgiques à propos de l’âge d’or de l’État providence que nous aurions perdu.
Je crois qu’il nous faut nous méfier de cette posture générationnelle des papy-boomers. Certes, nous avons, pour beaucoup d’entre nous, démarré notre activité professionnelle dans les années 70 ou 80 sous les auspices de l’État Providence triomphant (les lois de 1971 sur la formation et les lois sociales de 1975 en étant des incarnations particulièrement progressistes) et avons eu le sentiment de participer à changer la vie dans les années 80 (politique des ZEP, de la Ville…). Et pouvons avoir depuis quelques années le sentiment d’un détricotage systématique de ce que nous avons contribué à construire et faire vivre. Est-ce à dire qu’il s’agissait de l’âge d’or, que les inégalités sociales n’existaient pas ?
Gardons nous de revenir aux années 60-70 au cours desquelles nous avons été dans une double posture : radicalement critiques (en référence à Bourdieu, Baudelot-Establet) tout en étant fréquemment des plus conformistes dans nos pratiques professionnelles !
Nous n’avons pas le droit de démobiliser les jeunes générations de professionnels.
En tant que formateurs, nous avons une grande responsabilité à l’égard des jeunes en formation ou des salariés en formation continue. Nous ne pouvons pas nous contenter d’un discours systématiquement critique à l’égard de la marchandisation des politiques sociales pendant que les professionnels de terrain et nos apprenants (lors des stages) ont leurs pratiques quotidiennes enserrées dans cette marchandisation.
Comment, sans renoncer à la critique, pouvons-nous impulser et accompagner des pratiques renouvelées qui aident les professionnels à être de véritables acteurs de la transformation sociale et non des agents, exécutants résignés – mais critiques – de ces politiques ?
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L’enjeu de l’autonomie professionnelle, de la réflexivité et de la créativité
A plusieurs reprises a été soulevée la question du positionnement des professionnels dans cet univers en mouvement accéléré des politiques sociales.
L’approche ancienne du professionnel est désormais chahutée : le professionnel comme travailleur qualifié, expert de son domaine, autonome, animé par des valeurs de responsabilité, voire d’engagement. Le professionnalisme visé au sens du “travail bien fait” (Yves Clot) porté et partagé par les professionnels fait l’objet aujourd’hui de normes organisationnelles, d’injonctions des prescripteurs (État, financeurs, employeurs, clients). Il faut être pro, performant, impliqué et responsable tout en usant du principe de précaution et savoir rendre compte de son activité. Le travail est de moins en moins prescrit au niveau du contenu de l’intervention mais plus normé que jamais en termes de résultats.
La capacité des professionnels à faire face à cette injonction au professionnalisme [[V. Broussard, D. Demazières, Ph. Milburn (sous la direction de) L’injonction au professionnalisme, PUR, 2010.]] ne réside surtout pas dans l’adoption de comportements professionnels réduits à des savoir faire et à des techniques sophistiquées ni dans l’individualisation du travail.
Mais bien davantage dans le développement de la capacité de réflexivité des professionnels, réflexivité sur les situations et les problématiques posées, sur leur propre activité et même sur leur capacité à conduire cette réflexivité. Cette réflexivité devient un enjeu central car elle permet au professionnel de sauvegarder/conquérir une autonomie au travail dans un environnement plus normé que jamais.
Mais aussi dans la capacité à travailler avec autrui, à développer une compétence collective comme ressort d’une nouvelle forme d’autonomie professionnelle et de créativité.
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La formation comme levier de la réflexivité, de l’autonomie et de la créativité
De même que pour le social, la formation professionnelle est devenue un marché et les injonctions organisationnelles évoquées précédemment tendent à techniciser et normaliser la formation. A bien des égards, plus on professionnalise la formation, moins on donne satisfaction aux milieux professionnels. Ceux-ci opposent le modèle de professionnels dans l’opérationnalité à la figure du professionnel universitaire ou intellectuel. Mais en même temps un professionnel efficace ne suffit pas car il n’a pas nécessairement les capacités d’adaptation aux mutations. En réalité, on retrouve la question de la réflexivité et de la créativité qui rendent possible une compétence-performance et une capacité de développement de nouvelles façons de travailler avec des publics dont les problématiques évoluent.
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Les métiers en tension
Cette formule très usitée aujourd’hui désigne les métiers en difficulté de recrutement. Si tel est bien le cas pour certains métiers du social, il peut toutefois y avoir une autre approche du métier en tension.
En effet, la nouvelle architecture des diplômes (formation et certification) s’appuie sur le socle des activités et compétences du métier. Or, ce socle normatif (il est appelé “référentiel”) est difficilement admis comme tel par les milieux professionnels qui ont, chacun dans leur environnement spécifique, leur propre approche du métier. Le référentiel métier du diplôme décrit le métier théorique, au singulier, construit socialement par les différents acteurs sollicités par le ministère des affaires sociales. En outre il s’agit du métier de demain tel que les concepteurs l’ont projeté.
Ce n’est donc en rien le métier réel qui est par nature pluriel en fonction des environnements de travail et de la façon dont les acteurs (managers et professionnels de l’intervention sociale) l’investissent. L’alternance est donc par définition l’expérience du travail prescrit et réel, mais aussi et surtout l’expérience de la discordance entre le référentiel du diplôme et les représentations du métier portées par les différents professionnels rencontrés au cours des stages. Il faut rappeler l’importance de l’apprentissage par le conflit socio-cognitif ou par la résistance du réel aux représentations. L’enjeu n’est donc pas de chercher à réduire ces tensions mais plutôt d’accompagner les étudiants ou apprenants dans leur façon de faire face à ces tensions. On retrouve à nouveau l’importance du groupe ou du collectif : en effet, chaque étudiant a expérimenté lors de son stage une facette du métier et le groupe incarne du coup le métier pluriel pour autant que les formateurs valorisent et travaillent cette richesse collective.
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Donner une valeur formatrice à la controverse
Cette dispute entre centres de formation et milieux professionnels est le plus souvent euphémisée ou évitée comme on l’a vu aujourd’hui, même si dans le fond on pouvait entendre en creux des points de vue critiques sur l’autre de la part des professionnels et des formateurs. On est en plein paradoxe dans le secteur des formations sociales : je ne suis pas sûr qu’il existe un autre secteur connaissant une telle porosité entre les milieux professionnels et les centres de formation. Et pourtant les relations relèvent de façon durable de ce que l’on pourrait appeler « je t’aime moi non plus ». In fine, pour les professionnels, le métier s’apprend sur le tas, au travail. Je l’entends à chaque fois que j’anime un stage de formation continue dans le social, comme dans d’autres univers d’ailleurs. Discours auquel restent attachés les professionnels en général même s’ils savent ce qu’ils doivent aux centres de formation. C’est en effet eux qui se sont construits leurs savoirs et compétences et eux-mêmes comme professionnels. Mais ils le disent : à partir de leurs expériences en situation de travail et en situation de formation.
Je crains que nous ne donnions pas suffisamment d’importance à cette question dans la formation. Comment les professionnels pensent-ils leur métier, leurs pratiques ? A partir de quels concepts-outils issus de leur formation formelle (initiale ou continue), de leurs lectures et de leurs échanges avec leurs collègues ? Je crois vraiment que ce type de questionnement de professionnels en présence des étudiants peut constituer un moment formateur stratégique pour des étudiants qui ont beaucoup de difficultés à faire les liens entre les apports de la formation et leur vécu à chaud de l’action professionnelle.
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Apprendre des usagers
Apprendre des formateurs, de l’expérience de stage, du groupe, de la confrontation apprenants-professionnels-formateurs, mais aussi des personnes accueillies ou accompagnées. Beaucoup de professionnels partagent désormais cette nouvelle approche du social visant à développer la capacité d’agir des personnes.
_Dans les faits, de nombreux “usagers” développent des stratégies de compensation de leurs difficultés, ont des choses à dire sur leur propre perception du métier du travailleur social. Les apprenants ont sans aucun doute à apprendre des usagers ou de la façon dont les personnes fonctionnent ou non comme usagers du dispositif social.
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Se réinscrire dans l’économie sociale et faire mouvement ensemble
Au moment où les associations sont emportées par un mouvement gestionnaire de rationalisation de l’intervention sociale et d’instrumentalisation (n’en faire que des outils de gestion de structures sociales ou médico-sociales), il y a un enjeu fort de réinvestir la vocation sociale des associations en termes de projet social, de développement de projets innovants, y compris lorsque l’association porte un centre de formation. En associant toutes les parties prenantes et notamment les personnes accompagnées, qu’il s’agisse des usagers de l’action sociale ou des étudiants des centres de formation.
Cette approche ambitieuse mobilise déjà un certain nombre de centres. On peut toutefois se demander s’il s’agit d’une affaire individuelle de centre ou bien plutôt d’un projet collectif à développer dans le cadre d’une future plate-forme territoriale (projet de l’UNAFORIS).